Une boîte de petits pois, un rouleau d’essuie-tout, des
bouillons cubes, un détergent, une autre boîte de petits pois, du beurre, des
semelles absorbantes, encore une boîte de petits pois (qu’est-ce qu’il mangent
comme petits pois ceux-là!), des couches culottes (ils ont un bébé), des petits
pots de compote (c’est bien çà), des poireaux aux feuilles gigantesques... Là,
la jolie caissière au charme si étrange ne put résister à l’envie de plonger
son nez dans les feuilles vertes et odorantes. Elle inspira voluptueusement et
son esprit l’emmena instantanément dans les buissons moussus touts brillants et
gonflés de la rosée du matin où une coccinelle scandalisée lui expliquait ses
démêlées avec la colonie de fourmis voisines :
«Tu comprends Luciole, elles
ne respectent pas notre accord. Elles empiètent sans vergogne sur mon
territoire, viennent égorger mes pucerons, les découpent, les dépècent, les
sucent, les mangent, les emmagasinent dans leur tanière. Ca ne peut plus durer,
je vais en parler à mes soeurs et nous allons corriger ses voyous»
Luciole soupira discrètement.
La querelle des coccinelles avec les fournis n’était pas neuve. De mémoire elle ne se souvenait pas que ces
engeances se soient entendues pour le partage d’un territoire. Bien sûr les fourmis
sont sans foi ni loi mais les grosses dodues à dos orange sont si procédurières
et si conservatrices. Luciole aimait beaucoup les fourmis. Vives, intelligentes
et d’une incroyable voracité. Leur vitalité extasiait Luciole qui s’efforçait
de compatir pour leurs victimes hélas nombreuses. Elle ouvrit ses grands yeux
bleus le plus grand qu’elle put et la coccinelle vit son regard attiré
inexorablement par les iris striés de gris et d’or bordés de cils noirs et
frémissant. Les lèvres roses brillantes d’écume printanière soufflèrent plus
qu’elles ne dirent : «ne t’inquiète pas Marthe (c’est le nom de la coccinelle)
je parlerai à tes voisines et leur expliquerai ton courroux. Elles m’écouteront
car les fourmis sont sages et je les connais depuis bien avant que l’eau ne
dégèle». Cette dernière précision intriguait et impressionnait beaucoup la
coccinelle qui n’avait jamais vu d’eau geler. Elle ne comprenait pas qu’une fée
si gracile et diaphane put être si vieille. La pauvre Marthe ne se doutait pas
que Luciole avait vu tellement de levers et de couchers de soleil, tellement
d’hivers, tellement de comètes, tellement de volcans en éruption et de
civilisations en déclin, vu tellement de montagnes se former sous les nuages
inquiets que la pauvre Marthe en aurait été toute étourdie.
Alors que Marthe rêvait,
bercée par la voix légère de Luciole qui s’évanouissait dans un murmure
cristallin, elle réalisa soudainement que la bonne fée avait tout simplement
disparu.
«Mademoiselle! Mademoiselle!»
«Luciole» dit une autre voix pressante et familière, «Luciole, reviens sur
terre». Les néons clignotèrent affectueusement et l’univers conspira pour que
Luciole atterrisse doucement sur le fauteuil de caissière de la supérette
Leclerc de Plessis-Trévise. L’énorme touffe de poireaux gisait sur le tapis de
la caisse et Luciole vit bien que le poireau du centre de la botte se moquait
d’elle. Une bouffée de colère l’atteint mais ce fut un rire complice qui
s’échappa de sa gorge et se transforma en merle moqueur. Le client, plus étonné
qu’impatient mais totalement aveugle aux sortilèges des mondes d’Ici
dévisageait la caissière tandis que Thésée cachée derrière l’oreille de Luciole
lui chuchotait : «Je vais m’occuper de Marthe, rappelle-toi que tu dois rester
ici pendant mille couchers d’Orion, cesse de t’absenter sinon ta punition sera
aggravée».
L’incident passa inaperçu et
Thésée s’éloigna lentement en observant sa soeur accablée de provisions
glissants obscènes sur le tapis roulant. Thésée pensait : «quelle sotte, que
voilà sa gourmandise bien punie» puis comme promis elle rejoint Marthe pour
régler le problème des fourmis. Thésée est une grande fée fluette. Fière et si
belle que la plupart des animaux de la forêt en sont un peu effrayés. En fait,
les colères de Thésée, silencieuses et grondantes ne sont pas étrangères au respect qu’elle inspire. Assurément elle
n’endormira pas Marthe de paroles car elle ne berce guère ses interlocuteurs de
promesses mais les fourmis se le tiendront pour dit dès qu’elles auront senti
le souffle de ses ailes. Enfin, elles se le tiendront pour dit pendant une ou
deux générations mais après... La vie est un long recommencement Thésée et
Luciole pourraient vous le dire, mais le croiriez-vous ?
Les jours passaient, les
salades succédaient aux boites de thons sur le tapis de la caissière
languissante dont tous les jeunes gens tombaient immédiatement amoureux mais
étaient trop balbutiants pour l’avouer. Que voulez-vous, être une fée de
quelques centaines de milliers d’années ça pose un peu son homme! Luciole voyait
nettement la concupiscence à peine voilée de ses tendres clients, mais rassurée
par leur embarras qu’elle renforçait un peu si nécessaire d’un coup d'oeil
sévère, elle s’amusait en fait à séduire ces pauvres humains si naïfs et si
mortels. Mais en réalité son sourire était un peu amer car c’est bien pour
avoir succombé aux charmes d’un tendre faune que les Maîtres des mondes d’Ici
la condamnèrent à des travaux forcés au 20ème siècle pour milles couchers
d’Orion. Les fées n’ont pas droit à l’amour. Enfin l’amour charnel comme disent
les inquisiteurs, la zigounette dans le pilou-pilou (merci mon cher Pierre pour
cette délicieuse périphrase). Voilà qui j’en suis sur va faire fondre le nombre
de postulantes. A l’instar des anges les fées sont sexuées. Le petit Daniel qui
va chaque jour acheter une babiole au Centre Leclerc pour l’unique plaisir (et
frayeur) de voir sa caissière chérie vous le dirait. Une vraie petite femme aux
cheveux bouclés, aux formes ondulantes (ça cher Daniel c’est parce que les fées
volent), à la poitrine certes balbutiante mais fière (et çà Daniel c’est parce
qu’il est très rare que les fées allaitent sauf parfois de petits mammifères
qui ont la guigne d’être orphelins), et pour ce qui est du derrière ma foi
elles l’ont dodu les fées car la position cambrée qu’elles adoptent pour
survoler nos petites misères les musclent considérablement de ce point de ...
vue.
Voilà, je l’ai dit et n’y
reviendrai pas : les fées sont craquantes et ce n’est pas Yaonn le faune
espiègle qui me dira le contraire. L’ennui c’est qu’en principe les fées ne
craquent pas. Mais voilà que Luciole arriva et que le monde des fées bascula.
C’était un jour d’été, dans les cascades furieuses d’une jungle hostile où les
fleurs carnivores guettaient sans y croire, le suc digestif aux lèvres et le
mandibule tremblant l’escouade de fées qui planaient dans l’azur assoiffé. Les
fées s’amusaient bien de se voir ainsi convoitées car tout le monde vous le
dira : rien n’est plus bête qu’une plante carnivore sauf peut-être un humain
herbivore. Mais un gémissement rompit le charme sévère de cette après-midi
antédiluvienne et tinta aux oreilles des fées. Certaines d’entre-elles
reconnurent immédiatement la voix et s’écrièrent «attention, n’y allez pas,
c’est ce simulateur de Yaonn».
Luciole qui ne connaissait pas
plus l’endroit que ses maléfices et Thésée toujours prompte à combattre une
injustice se rebellèrent contre leurs camarades et décidèrent de se porter au
secours du gémissant. Elles ne tardèrent pas en se guidant aux cris à découvrir
un jeune faune (pas plus de quatre vingt mille ans comme l’indiquait ses
cheveux verts) dont la jambe semblait coincée sous une lourde pierre dans les
bouillons tumultueux d’un torrent. Son visage apparaissait puis disparaissait
et les vagues syncopaient les cris qui s’évanouissaient régulièrement dans des
gargouillis inquiétants. Luciole se jeta au secours du pauvre jeune faune alors
que Thésée prise d’une coutumière méfiance la retint par l’aile. «Luciole, et
s’il simulait sa détresse». Luciole réfléchit un court instant car son
impulsivité ne dépassait jamais sa raison mais comme cette dernière cédait
toujours le pas à sa curiosité gourmande, elle s’élança de nouveau sous les
exhortations de ses soeurs restées assises sur un nuage de passage.
Comme elle allait toucher le
faune, elle fut saisie d’un étrange sentiment en découvrant ce jeune corps
ruisselant et vigoureux, tendu dans l’effort. La peau fine et bleue brillait de
mille feux dans l’ondée rugissante et les yeux du faune dansaient au fond d’un
visage malin comme un cierge au fond d’une cathédrale paisible. C’est là qu’ils
s’assirent. Sur la pierre fraîche et
dans les odeurs d’encens, sous les vitraux miroitants d’ocre et de pourpre,
dans les chants célestes d’une colonie de rossignols en grand habit de carnaval
et sous le regard paisible d’une vierge de pierre, le faune posa sa main sur le
ventre tendu de Luciole alors que ses ailes cessèrent de battre. Les ailes de
fées ne cessent jamais de battre. C’est pourquoi on ne les voit pas (note du
traducteur). Luciole sentait le soleil monter en elle et son coeur se mit à
battre au point que les cloches de la cathédrale, émues, s’éveillèrent pour
accompagner son chant. Un chant indicible qui longeait les colonnes de pierre
et s’emparait des voûtes gigantesques, un chant primordial comme un cri
lointain et soyeux, un chant d’enfant bercé.
«Luciole! criait une voix
lointaine» Thésée épouvantée voyait sa soeur éperdue dans les bras du faune. Sa
peau blanche faisait avec celle du faune un contraste si charmant que même la
vertueuse Thésée en fut troublée. Un court instant elle hésita, puis son
courage reprit le dessus et elle tira de toutes ses forces sur les ailes de
Luciole avant de s’apercevoir horrifiée que celles-ci ne battaient plus. Elle
la crut morte puis se ravisa, le sourire princier qui illuminait son visage
provenait bien d’une vivante. Il faut savoir que les fées sont à l’abri de la
maladie mais pas de la mort. Si leurs ailes battent toujours c’est pour se
préserver de la canaille rampante : renards, porteurs de mâchoires en tout
genres, voire de toutes sortes de dangers inconnus dont elles se tiennent à
l’écart par leur fantastique agilité et aussi l’indiscutable bonne réputation
qui confine à l’immunité.
C’est pourquoi Thésée fut
révulsée de voir une créature des mondes d’Ici enlaçant sa soeur dont les ailes
ne battaient plus. Luciole courait un danger terrible la qui rendait folle de
terreur. Elle appela au secours sous les yeux implorants mais curieusement
toujours malins du faune qui lui tint à peu près ce langage : «
De grâce ma douce compagne
N’alertez-pas de vos cris les
forêts et les djinns
Laissez notre mie sortir sage
et tranquille
De sa torpeur profonde et
câline»
Quel drôle de langage se dit
Thésée un peu rassurée par le ton de cette voix si calme. Mais ses cris avaient
en effet alertés les guetteurs des mondes d’Ici. Ils fondirent en escadrille
serrée à la rescousse de leur soeur et découvrirent à leur tour le spectacle
touchant mais moralement repoussant de cette fée endormie dans son berceau de
peau bleue au milieu des vagues déchaînées qui s’écartaient émues et
respectueuses en laissant juste un peu d’écume se déposer sur le front
délicatement ridé de plaisir.
Ah le réveil fut douloureux!
Escortée par l’escadrille des guetteurs des mondes d’Ici, soutenue par des
soeurs navrées ou envieuses qui s'efforçaient de remettre en fonction ses ailes
et de l’ordre dans leurs pensées propres, Luciole s’éveilla en plein ciel dont
elle confondit le bleu avec celui du cou de son bien-aimé qu’elle avait tant
mordillé.
Et c’est ainsi que Luciole fut
condamnée à errer sur terre de nos jours et ce pendant mille couchers d’Orion.
Un coucher d’Orion équivaut à peu près à mille levers d’Andromède c’est peu
dire que la sentence fut lourde. Thésée fit valoir avec une hargne et un
courage qui émut tous les juges que Luciole n’avait écouté que son coeur mais
le procureur jugea que son coeur en avait un peu trop entendu et qu’une séance
de silence s’imposait. Thésée opiniâtre et indocile ne s’en tint pas là et
tenta de démontrer que le faune aurait pu être en danger et qu’il eût été
criminel de ne pas le secourir. Hélas les faunes à peau bleue ont une
détestable réputation dans les mondes d’Ici. De plus la disparition de Yaonn ne
plaidait pas en sa faveur et le procureur décréta que la santé d’un faune à
peau bleu ne pouvait pas être mise sur le même plan que la vertu d’une fée dont
la vocation est de se consacrer à tous les êtres vivants. Ce dernier argument
pour réactionnaire et moralisant qu’il soit remporta l’adhésion des juges.
Toutefois l’indéracinable
volonté de Thésée et la tristesse que lui inspirait le sort de sa soeur la
poussèrent à une extrémité incroyable pour qui la connaît bien. A vrai dire
Thésée n’accepta jamais la sentence. Certains dirent que c’est à cause d’une
lointaine parenté avec une certaine Antigone, d’autres se demandaient si elle
ne partageait pas un peu avec sa soeur une tolérance exagérée à l’égard des
peaux bleues. Moi, qui suis le narrateur et qui invente cette histoire je suis
quand même le mieux placé pour dire pourquoi Thésée n’accepta pas la sentence
et la contourna à sa manière : c’est parce que faut pas faire chier Zorro!
Cette expression imagée et légèrement déplacée signifie que Thésée possède un
sens de la justice très personnel qui consiste à penser que seule la douleur
est vraiment injuste. Elle ne supporte par conséquent aucune douleur et surtout
ne supporte pas qu’on l’inflige aux autres. Elle aurait un petit côté
anarchiste que ca ne m’étonnerait pas.
Mais voyons plutôt comment
elle rendit la justice à sa façon.
A ce stade du récit tout le
monde ici pense que Yaonn est un vilain coco qui a disparu après avoir
effrontément envoyé la fée au septième ciel. Il n’en est rien. Revenons au
torrent dans la jungle inhospitalière. Dès que les guetteurs des mondes d’Ici apparurent il comprit que ses quelques
maigres connaissances de l’art du combat desserviraient tout au plus la cause
de sa fraîche conquête. Il abandonna donc délicatement Luciole sur une pétale
de nénuphar où les guetteurs la cueillirent sans coup férir mais ne cherchèrent
pas à poursuivre le faune. Le faune à peau bleue ne vole pas. Il lui fallut
donc force courage et ténacité pour rejoindre la cité de la justice après
milles embûches que je ne peux raconter ici et dont une partie a été plagiée
par Marco Polo (d’où l’énigme : mais où a-t-il trouvé tout çà ?).
Quand enfin il arriva et qu’il
lut la sentence dans Libération, il s’effondra et crut que son immortalité n’y
résisterait pas. Heureusement, une main secourable secoua son épaule. Au bout
de la main il y avait Thésée : l’incorruptible. Malgré sa douleur il la
reconnut sans peine et comprit que son désespoir allait peut-être trouver
remède. Thésée lui paraissait haute et puissante, son espoir et son courroux la
galvanisait et ses yeux noirs étincelaient de charbons ardents. Thésée lui dit
: «je sais ou est Luciole, tu peux la rejoindre, le désires-tu ?». Elle
craignait plus que tout que le faune refuse aussi elle lui cacha la terrible
condition. «-Oui» répondit, Yaonn,
«Assurément, devant les mages
de la forêt
Mon esprit est suspendu à ce
désir
Comme la pomme attend son
heure
Sans autre espoir...
-»Plus que ta propre
immortalité ? «le coupa-t-elle pour s’épargner la prochaine strophe.
-»?
-Plus que ta propre
immortalité?» scanda-t-elle comme on égrène un chapelet
«-Les gens d’Ici» reprit-elle
«ne toléreront jamais votre amour, si tu veux la voir et rester avec elle vous
devrez abandonner tous les deux votre condition d’éternels jouvenceaux»
Sous le choc de la
perspective, le faune devint bleu très pâle, comme un ciel timide. Puis dans un
moment d’éternité et sans faire de chichi poétique il dit «oui».
***
Trois bottes de carottes,
douze cartons de papier hygiénique, deux bouteilles de vins. Ils mangent des
biens curieuses choses se dit la caissière rêveuse et perdue dans un torrent de
souvenirs bleus.
Soudain, elle vit un couple
enlacé qui s’approchait. Lui, avait un regard transparent où dansait un ballet
de fées au milieu de l’écume blanche d’une après-midi torride. Elle, flottait
légèrement, ses cheveux dorés semblait caresser l’air et son sourire berçait
les mésanges. Elle sourit à la caissière, se baissa vers elle et chuchota «je
l’ai trouvé par hasard, dans un siècle perdu où il te cherchait sans répit. Je
te l’ai apporté, j’ai réglé le problème des fourmis en créant deux sortes de
pucerons : une pour les fourmis, l’autre pour les coccinelles, j’ai trouvé une
place de magasinier pour le procureur et quelques postes de chauffeur livreur
pour les juges, j’ai abandonné mon immortalité au vestiaire des fées et si tu
veux je reste avec vous jusque ce que le grand cric nous croque. Ainsi
soient-elles».
Il parait que ce jour-là au
Plessis-Trévise on vit un trio charmant sortir en dansant et en volant d’un Centre
Leclerc et qu’une caissière disparut soudainement en laissant tomber une file
braillante de clients irascibles. On ne la revit jamais mais il parait qu’à
cette caisse -c’est ce que chuchote les caissières- les légumes et les fruits
font entendre parfois des petits rires étouffés. Allez savoir, ils se passe
tant de choses bizarres dans ce monde là!