Nous ne connaissons la réalité qu’à travers nos sens
et la manière dont nous avons appris à décoder ce qu’ils nous donnent à sentir.
Chacun de nous a donc sa propre vérité et l’expérience -au sens scientifique du
terme- nous permet de nous convaincre qu’une partie de ce que nous croyons est
partagé par d’autres … croyants, puisqu’ils peuvent refaire la même expérience.
Il en est ainsi de chaque vérité que nous
considérons comme sûre. Elle n’est qu’un consensus social. Quand nous croyons
une chose sans l’avoir expérimentée c’est une « idée reçue». Lorsque que
nous l’expérimentons cela devient un « consensus expérimental ». De
là à l’appeler vérité… . L’un des intérêts de l’autorité est de conférer aux
informations qu’elle donne, plus de poids qu’aux informations provenant
d’autres sources. Pour autant l’autorité est-elle décernée en fonction de
vertus vérifiables ? Son autorité est-elle une idée reçue ou un
consensus expérimental ? Doit-on tester l’autorité , et par-là même
contester l’économie de recherche qu’elle prétend offrir ?
Pour
un individu donné la masse des connaissances confirmées par l’expérience est
très faible par rapport à la masse des « idées reçues » véhiculées
par exemple par la culture, l’école (du moins celle où l’on apprend sans
expérimenter), les livres et médias divers. Pourtant, bien que cette
disproportion soit énorme, nos actes et nos opinions sont également
conditionnées par nos expériences et nos idées reçues.
Ceci ne serait pas si complexe si les outils naturels
(nos sens) qui nous servent à acquérir l’expérience n’étaient pas façonnés dès
les premiers apprentissages par des « idées reçues ». De sorte que
l’acquisition d’expériences vraiment nouvelles est contingentée par les e
expériences antérieures. Le problème, en effet, est que l’apprentissage de
l’expérimentation ne se prête pas lui-même au filtrage de l’expérience et que
par conséquent l’outil d’expérimentation même que sont nos sens est
définitivement « orienté » dès notre plus jeune âge. Notre libre
arbitre est donc lui aussi définitivement limité.
Nous sommes en conséquence construit sur un ensemble
de prédicats plus ou moins propices à en accueillir de nouveaux, plus subtils.
Considérons l’audition et l’un de ses usages : le langage, il est notoire
que certains sons n’existant que dans certaines langues sont discriminés sans
erreur par les locuteurs de cette langue et prononcés de même par ceux-ci. Il
sera fort difficile toutefois de faire discriminer ce son à des locuteurs d’une
autre langue et plus encore de leur faire émettre ce son. Rares sont ceux qui
parviennent à faire illusion dans une autre langue que la leur. Cet exemple
situé sur la sphère du langage ne peut-il s’appliquer à d’autres domaines de la
connaissance ? Peux-t-on considérer que le langage est une
connaissance ?
Le langage est constitué pour une part de règles
arbitraires (sons et vocabulaire) et fort peu logiques et pour une autre part
de règles cohérentes (la grammaire et la syntaxe) dont certains étudièrent
l’aspect universel (Noam Chomsky). Je ne discuterai pas de la part qui revient
à la logique et à l’arbitraire des langues mais attirerai l’attention sur le
fait que les sons conditionnant l’organe phonatoire et nécessairement le
matériel neuronal qui lui est connecté, on assiste dans un apprentissage à un
élagage des performances inutiles au profit des performances utiles. Tout
apprentissage d’une langue favorise la construction des structures qui lui sont
nécessaires et marginalise de fait celles qui ne lui sont pas utiles.
Par conséquent un apprentissage comme celui de la
partie sonore d’une langue est autant une destruction qu’une création. C’est en
fait la matérialisation d’un choix de compétences parmi d’autres. Pour ce qui
concerne les mécanismes neuronaux traitant de la syntaxe et de la grammaire il
est fort tentant de penser qu’un pareil « tri » est exercé par
l’apprentissage qui rend le développement des facultés sacrifiées beaucoup plus
pénibles voire impossible ultérieurement.
L’affaire, certes n’est pas nouvelle. On sait fort
bien (idées reçues) que de nombreuses facultés s’acquièrent mieux dans le jeune
âge que dans l’âge avancé, mais a-t-on conscience que cette disqualification de
l’âge n’est qu’une oblitération plus ou moins définitive de la conscience, et altère
non seulement les facultés d’apprendre mais aussi de percevoir ? Et qu’en
conséquence l’univers intérieur de chacun de nous n’est que la mosaïque des
concepts qui ne sont pas atrophiés par la péremption.
Apprendre n’est donc pas une opération anodine,
c’est faire le sacrifice de notre ignorance.
Frantz Gacogne
juillet 2002